ALAIN-FOURNIER À ROCHEFORT EN 1913

par Jean-Pierre Galtier

 

Nous reproduisons ici, avec son aimable autorisation, un article que Jean-Pierre Galtier, professeur de lettres, a  publié en 1995 dans la revue Roccafortis, ainsi que la lettre qu'il a adressée en décembre 2003 à cette même revue  afin de corriger les dates de cette Rencontre  d' Alain-Fournier et d’Yvonne de Quièvrecourt 

 

Article de Jean-Pierre Galtier publié dans la revue Roccafortis en 1995

La lettre de décembre 2003 à la revue Roccafortis

 

 

 

Article de Jean-Pierre Galtier publié en 1995

Pour donner tout son sens à la rencontre qui s’est déroulée à Rochefort, du 16 au 19 Mai 1913, il faut, dans la vie d’Alain-Fournier, remonter au 1er Juin de l’année 1905. En ce jeudi de l’Ascension, un jeune lycéen de dix-huit ans descend les marches du Grand Palais où il vient de visiter le "Salon" annuel et son regard croise celui d’une grande jeune fille blonde portant un manteau "marron clair" et un "gracieux  chapeau de roses". Commence alors une aventure devenue légendaire. Le jeune Henri Fournier va suivre celle dont il a croisé le regard tout au long du cours La Reine, puis sur un bateau mouche, enfin jusqu’au numéro 12 du Boulevard Saint-Germain. Il revient souvent devant cette maison et sa persévérance est enfin récompensée. La veille de la Pentecôte, il a pu apercevoir à une fenêtre, le visage de la jeune fille. Surprise mais souriante. Le lendemain il est encore là, tôt le matin et la jeune fille sort de cette maison, un livre de prières à la main. Avant qu’elle ne monte dans le tramway, il l’accoste et murmure "vous êtes belle". Comme Pelléas à Mélisande, le jeune homme vient de déclarer sa flamme. Rabroué mais non dépité, il la suit jusqu’à l’église de Saint-Germain-des-Prés. A la fin de la messe, il l’aborde à nouveau et c’est "la grande, belle, étrange et mystérieuse conversation" entre deux êtres qui, jusqu’au pont des Invalides, vont laisser vivre leur rêve. Hélas, la réalité reprend ses droits ; la jeune fille fiancée, son destin est tracé. Avant de se perdre dans la foule, elle se retourne vers celui qu’elle vient de quitter et à qui elle a demandé de ne pas la suivre, et une dernière fois le regarde longuement.

Deux destinées se sont croisées. Il ne reste dans le cœur d’Henri que l’émerveillement et la souffrance. Huit années vont s’écouler. A aucun moment Henri Fournier ne perdra complètement espoir. Ainsi, un an après la rencontre, le jour de l’Ascension de l’année 1906, il se dit que la belle aventure pourrait retrouver vie. Aussi est-il là, boulevard Saint-Germain, à attendre, en vain... La jeune fille ne vient pas, l’espoir s’envole, le rêve passe. En Juillet 1907, il apprend qu’elle est mariée. En 1909 la nouvelle d’une naissance, une petite fille (1), le désespère profondément. Comme l’écrira plus tard Jacques Rivière (2), après la mort d’Henri : "cet événement si discret fut l’aventure capitale de sa vie et ce qui l’alimenta jusqu’au bout de ferveur, de tristesse et d’extase...".

Dimanche 27 Avril 1913

Alain-Fournier, en manœuvre dans le Tarn-et-Garonne (à Lacapelle-Livron) reçoit à son retour à Mirande, où il achève en tant que sous-lieutenant une période militaire, une lettre de Marc Rivière (3). Celui-ci l’invite à Rochefort le dimanche suivant (courrier non retrouvé). Libéré le 30 Avril (mercredi), Alain-Fournier prend aussitôt le train pour Rochefort.

Jeudi 1er Mai 1913, jour de l’Ascension

Henri rencontre Jeanne de Quièvrecourt (4) par l’intermédiaire de Marc. Celui-ci avait été mis dans la confidence de la rencontre du 1er Juin 1905 par Henri Fournier lui-même. Depuis l’automne 1912 Marc est à Rochefort pour y préparer l’École de Médecine Navale et il a fait la découverte que les parents de celle qui inspirera le personnage d’Yvonne de Galais dans Le Grand Meaulnes et qui sera toujours désignée sous ce nom jusqu’à sa mort en 1964, habitent Rochefort, rue Victor Hugo au numéro 16. Marc Rivière habite rue Audry, près du portique corinthien de l’église Saint-Louis. Grâce à un ami commun, Marc est entré en relation avec la famille Toussaint de Quièvrecourt et notamment avec Jeanne, la sœur d’Yvonne.

Vendredi 2 Mai

Alain-Fournier écrit : "j’ai eu hier une conversation avec la soeur d’Yvonne de Galais... hier (5) était le huitième anniversaire du jour où j’ai rencontré Yvonne de Galais. Et c’est hier, à l’heure même où elle sortait du Grand Palais (6) que j’ai parlé à sa sœur...". Ce même jour, le soir, il revoit la jeune fille et lui parle "longuement de sa sœur". Il note : "j’ai eu ainsi son adresse et des renseignements précieux. Avant quatre jours Yvonne de Galais saura que j’ai parlé d’elle avec sa sœur et que j’ai l’intention de lui envoyer mon livre (7)...". En ce 2 Mai il écrit à Jacques Rivière : "je ne veux pas qu’on me plaigne. Je n’ai pas eu, je n’ai jamais eu d’amour malheureux. Je suis émerveillé encore après huit ans, et malgré ma douleur, de ce que m’a accordé Yvonne de Galais. Il y a eu la destinée contre nous, voilà tout."

Dimanche 4 Mai

Alain-Fournier quitte Rochefort par le train de 10 heures et rentre à Paris. Tout à coup la grande nouvelle survient. Marc annonce à Henri qu’Yvonne de Quièvrecourt arrive à Rochefort chez ses parents. Peut-être entreprend-elle ce voyage sur les renseignements donnés par sa sœur ? Aussitôt Henri prend le train pour Rochefort.

Vendredi 16 Mai. Dans les jardins de l’Amirauté (8) (ou de la Marine)

Voici quelques mots de Marc Rivière sur la rencontre d’Yvonne de Quièvrecourt et d’Alain-Fournier : "je les revois assis sur un petit banc de bois, dans le jardin entre deux courts de tennis, par un temps radieux qui n’était pas celui du gros été...". Les deux jeunes gens marchent dans ce jardin, l’un près de l’autre comme jadis à Paris. Dans leur conversation, une certaine prudence, la peur peut-être d’aborder trop tôt un sujet douloureux. Puis, lorsqu’ils se séparent, "elle me serre la main dans ses gants blancs, sans rien dire, mais avec amitié"... Voici donc retrouvée celle qu’il aime !

Samedi 17 Mai

Alain-Fournier note : "rien le matin... je joue au tennis... visite de l’Arsenal". L’après-midi : "je joue avec Marc une morne partie que j’abandonne. Tandis que je me rhabille, Marc vient m’avertir : Elle est là". La conversation de la veille reprend peut-être un peu moins raidie. A un moment la jeune femme ose poser une question un peu plus audacieuse : "vous êtes venu vous reposer quelque temps à Rochefort ?". Alors le passé resurgit lorsqu’Alain-Fournier se tourne vers elle et lui demande : "vous avez tout raconté à votre mari ?". "Oui" reprend-elle. Son devoir était de ne pas dissimuler la rencontre et la conversation du 11 juin à son fiancé. Ils peuvent à présent se regarder enfin. Le souvenir de la rencontre les habite l’un et l’autre : "nous n’avons pas changé. Vous avez toujours la même expression". Ce sont aussi des questions. Elle lui demande : "Qu’est-ce que vous écriviez ? Dans le tramway. Je me le suis souvent demandé. Je vous voyais griffonner, griffonner". Il lui répond : "Je vous le montrerai un jour...". Mais voici que la mère de la jeune femme les rejoint et se mêle à la conversation. "Elle se tourne vers moi, note Henri. Elle rit follement de mes plaisanteries". Le samedi soir, au moment de se quitter, Henri demande discrètement à la jeune femme : "Vous viendrez demain au tennis ?". "Oui, le matin", répond-elle.

Dimanche 18 Mai

Le matin elle est là. Tout le cheminement parcouru la veille leur ouvre d’autres voies. "J’ai reçu vos revues, dit-elle, je fais des restrictions". "J’ai regretté de vous les avoir envoyées. C’était bien jeune". Elle dit en secouant la tête : "elles m’ont intéressée". Un peu plus tard elle lui avoue avoir pensé lui envoyer une carte... Mais je ne savais pas comment vous l’auriez interprété...". L’après-midi elle revient avec ses deux enfants (4 ans et 2 ans). Henri les prend sur ses genoux et cherche sur ces deux visages la présence de la mère. Mais à aucun moment il ne peut "imaginer longuement qu’il était dans sa propre maison, marié, un beau soir et que cet être charmant... près de lui, c’était sa femme..." (Le Grand Meaulnes, 1ère partie, chapitre 14). Alors, parce qu’une intimité plus grande s’est créée, il ose lui présenter une requête qu’il a rédigée ainsi dans ses notes : "Est-ce que cette interminable recherche, cette affreuse attente, le long supplice d’être séparé de vous va recommencer ? La chose que j’ai le plus souhaitée au monde, n’être plus séparé de vous sans l’espoir de vous revoir, c’est à quoi j’ai tout sacrifié". Émue la jeune femme acquiesce avec spontanéité. Elle peut lui offrir son amitié. Des projets peuvent être échafaudés. Oui, il viendra à Brest. Son mari lui fera faire de longues promenades dans la campagne brestoise. Mais le soir arrive, Henri s’interroge. Un train part ce soir, mais il met neuf heures pour atteindre Paris. "Partez demain" lui suggère-t-elle.

Lundi 19 Mai

Seuls au tennis, le matin. Henri se décide brusquement. "Il y a plus de sept ans que je vous ai perdue. Il y a plus de sept ans que vous m’avez quitté sur le pont des Invalides, un dimanche matin de Pentecôte...". Ainsi commence une lettre qu’il a écrite il y a neuf mois de cela (en septembre 1912) et dans laquelle éclate douloureusement son désarroi. Une lettre qui se termine par une supplique : "que du moins vous ne m’abandonniez plus, comme jadis, tout seul sur un pont de Paris, sans l’espoir de jamais vous retrouver. Je vous conjure de ne pas me jeter dans l’enfer sans avoir pensé longuement à ce que vous avez décidé...". Cette lettre, il la lui remet et suit, sur le visage de la jeune femme, l’effet des mots douloureusement exprimés. Elle rougit puis, la lecture terminée, elle replie la feuille et la lui rend sans pouvoir prononcer une parole.

L’amitié envisagée la veille n’est donc pas possible. Chaque phrase de cette lettre que son auteur a voulue pleine de respect crie cet amour trop longtemps enfoui : "ce visage si pur, je l’avais regardé de tous mes yeux jusqu’à ce qu’ils fussent près de s’emplir de larmes". Henri lit le désarroi sur le visage de la jeune femme qui prend la mesure de la place prise par elle dans la vie du jeune homme. Il essaie de la rassurer. Il y parvient. Elle revient l’après-midi. Henri lui propose de lui envoyer, dédicacé par l’auteur, le livre de son amie Marguerite Audoux (Marie-Claire). Elle accepte au nom de l’amitié, d’une amitié née dès la première rencontre. Mais s’agit-il bien d’amitié lorsqu’elle lui confie qu’il y a trois ans, en des moments difficiles, "j’étais malheureuse. J’ai beaucoup pensé à vous. Je vous aurais écrit si j’avais pu". Cette courte après-midi est enfin celle des confidences, des espoirs et peut-être des projets. Mais ces moments si précieux sont interrompus par la mère de la jeune femme venue faire ses adieux à Henri.

Pourtant la rencontre sera prolongée. Yvonne de Quièvrecourt insiste pour ne pas retourner avec sa mère, prétextant attendre sa sœur. Mais au moment de la quitter, le chagrin le serre à la gorge et il lui murmure :  "Je pars désespéré de m’être fait mal comprendre".

A Marc qui l’accompagne à la gare, c’est cette peur qu’il exprime et qu’il traduira dans une lettre : "je pense à vous que j’ai enfin revue. Je pense tantôt avec joie, tantôt avec amertume à l’amitié que vous m’avez donnée et dont il va falloir que je sache me satisfaire...". Et cette dernière phrase : "  ...il y a un seul être au monde avec qui j’eusse aimé passer ma vie. J’ai revu le visage de la Beauté, de la Pureté et de la Grâce...". La lettre achevée est envoyée à Marc qui la remet à la jeune femme, mais elle n’ose la garder et la lui rend.

Après avoir rédigé cette lettre datée du 20 Mai, Henri est rentré à Paris. D’autres courtes missives entre les deux jeunes gens maintiendront une relation si difficile dorénavant. Le 23 Août il lui écrit pour lui annoncer l’envoi de "Marie-Claire". Il voudrait lui raconter mille choses de sa vie, de son travail et surtout lui montrer qu’il ne veut pas la perdre de nouveau. Le 29 Août Henri reçoit d’Yvonne de Quièvrecourt une lettre carte de visite qu’il qualifie de "mauvaises nouvelles". Puis le 30 Septembre une lettre qu’il trouve moins prudente.

Dès la parution du Grand Meaulnes, Alain-Fournier envoie le livre à la jeune femme et à sa soeur. Pas de réponse, pas de remerciements. Marc apporte plus tard quelques apaisements. Revenu à Rochefort pour Noël 1913, il a reçu des "monceaux de félicitations" de la part de la mère et de la sœur. Celle-ci avait rédigé une lettre mais son père lui avait formellement interdit de l’envoyer.

Quant à Yvonne de Quièvrecourt, Marc écrit à son ami le 25 Janvier 1914 :  "tu es injuste à l’égard d’Yvonne de Quièvrecourt. Je trouve qu’elle t’a donné le maximum de ce que tu pouvais espérer et au delà. Elle t’a montré et m’a montré tout ce que tu représentais pour elle, et si elle n’a pas fait plus, c’est qu’elle ne pouvait. Songe à ce que représente pour une nature comme la sienne le peu qu’elle a fait. Quel courage il lui a fallu pour t’écrire et quel déchirement ça dut être de se démentir !".

Une dernière carte est envoyée par Henri le 14 Mars 1914, alors qu’il se trouve sur les bords de la Méditerranée. Ainsi s’achève une aventure entre un jeune homme et une jeune femme qui "n’étaient peut-être pas tout-à-fait des êtres réels" et qui resteront pour l’éternité au firmament de la pureté et de l’amour.

 

Notes

 

(1) L’enfant est prénommée Yvette. Elle vit aujourd’hui dans un Carmel à Rome. Un autre enfant naîtra en 1911 : Maurice. Tué lors de la guerre d’Algérie en 1957, il était lieutenant-colonel.

(2) Camarade de classe d’Henri Fournier à Lakanal à la rentrée de 1903. Une grande amitié unit ces deux êtres dont il reste une correspondance aussi importante que révélatrice de l’intense passion culturelle qui les unit. Jacques épouse la sœur d’Henri, Isabelle, en 1909.

(3) Marc Rivière, né le 8 Décembre 1892, est le plus jeune frère de Jacques Rivière.

(4) Jeanne, sœur cadette d’Yvonne et mise dans la confidence de la rencontre.

(5) Hier : Alain-Fournier commet une erreur, il y a en fait un décalage d’un mois : la rencontre avait eu lieu le 1er Juin 1905.

(6) Grand Palais : la rencontre se situe entre 4 et 5 heures.

(7) Mon livre : Le Grand Meaulnes paraîtra en Octobre 1913, chez l’éditeur Emile-Paul.

(8) L’Amirauté. Description des lieux par Jean Loize, biographe d’Alain-Fournier : "A l’extrémité du silencieux quartier Est de Rochefort, au dessus de la Charente, après le potager des Orphelines de la Marine et les colonnes du temple protestant, dans la rue Toufaire où de grands ormes dépassent des murs moussus, s’ouvre une grille à fers de lance. Ici commençait le vieux "Jardin de la Préfecture Maritime" avec un bassin cerné d’une rambarde, son jet d’eau fusant d’une vasque... Tout au nord, près d’une autre porte, plus étroite, au fronton brodé de fer, se trouvaient des tennis".

Bibliographie consultée

- Pierre Suire, Alain-Fournier, Au miroir du Grand Meaulnes (Seghers).
- Jean Loize, Alain-Fournier, sa vie et le Grand Meaulnes (Hachette).
- Isabelle Rivière, Vie et passion d’Alain-Fournier (Fayard).

Publié dans Roccafortis, 3e série, tome II, n° 16, septembre 1995, p. 358-361.

 

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La lettre de décembre 2003 à la revue Roccafortis

 

Mercredi 3 décembre 2003

 à Monsieur le Responsable de la publication de Roccafortis

 

Monsieur,

 J’avais, en 1995, réalisé, à votre demande, une étude sur un moment de l’histoire de Rochefort qui avait vu deux destins à nouveau réunis, celui d’Alain-Fournier et d’Yvonne de Quiévrecourt. Tout ceci est bien lointain et je me sens quelque peu coupable de ne pas         avoir pris le temps de corriger mon article qui , depuis 2000, est, hélas, porteur d’ une erreur chronologique.

Je m’en explique.  Une enseignante Belge, Mme Michèle Jodogne a publié en cours d’année 2000 une thèse intitulée « Alain-Fournier et Yvonne de Quiévrecourt, Fécondité d’un renoncement » au cours de laquelle elle aborde la Rencontre de Rochefort et apporte un éclairage nouveau non pas sur le fond de cet événement mais sur sa chronologie. Jusqu’à cette étude, les biographes d’Alain-Fournier s’accordaient sur des dates qui semblaient plausibles car avancées par Isabelle Rivière, la sœur de l’écrivain, et qui  situaient l’événement du vendredi 16 au lundi 19 mai 1913. Certes  une autre réponse était apportée par Madame Simone, nom de théâtre de Pauline Benda, qui dans son livre de souvenirs « Sous de nouveaux soleils » paru en 1957, situait la Rencontre de Rochefort dans les tout premiers jours d’août, dès le  vendredi 2 exactement . Faut-il rappeler que la période qui s’écoule de mai à août 1913 constitue un moment intensément tourmenté de la vie d’Alain-Fournier puisqu’une page de sa vie sentimentale  s’ouvre (le 18 juin 1913 il devient l’amant de Madame Simone après avoir avoué son amour dans une lettre datée du 9 juin) alors que l’opportunité de revoir Yvonne de Quiévrecourt se présente à lui (depuis le 1er mai et sa rencontre, à Rochefort, de Jeanne,  la sœur d’Yvonne de Quiévrecourt, il sait que le lien avec le passé est renoué et qu’il peut espérer revoir celle qui n’a cessé d’occuper ses pensées et son cœur depuis le 1er juin 1905) . Moment crucial car l’auteur du Grand Meaulnes est partagé entre un passé de huit années d’une attente douloureuse et souvent désespérée, et un présent qui lui a ouvert le cœur et les bras de Madame Simone.

La Rencontre aurait eu lieu du 16 au 19 mai, selon Isabelle Rivière, ou à partir du 2 août, selon Madame Simone,  cette contradiction flagrante n’est pas innocente car elle traduit à travers une variante importante, une différence fondamentale d’appréciation des faits et des sentiments . Si la Rencontre se situe au mois de mai, cela signifie dans la chronologie qu’une page s’est fermée avant qu’une autre ne s’ouvre et pour Isabelle Rivière c’est aussi la preuve  de la prédominance de l’amour né le 1er juin 1905 et quelque part aussi une forme de  négation de cette seconde aventure, véritable passion dans laquelle Henri Fournier s’étourdit et s’affirme à la fois. Cette version, qui me satisfaisait pleinement,  est bien celle dont je m’étais inspiré pour rédiger mon article. L’image du jeune homme allant jusqu’au bout de son espoir ou de son désespoir, était celle de la sœur de l’écrivain et tout comme Jean Loize, excellent biographe d’Alain-Fournier, j’ai eu tendance à suivre cette version.

Or la thèse de Michèle Jodogne se rapproche de la version de Simone qui datait le début de  l’événement au 2 août. Cela signifie donc qu’au moment de la Rencontre, Alain-Fournier était partagé entre ce qui constituait encore le grand émerveillement de sa vie et la naissance d’une passion qui bouleversait ses sens. Moment extrêmement complexe et douloureux qui donne à la rencontre de Rochefort une signification plus aiguë et qui mérite donc que la chronologie soit vérifiée d’une manière rigoureuse comme le fit Michèle Jodogne.

Un  événement d’importance que  l’on situe au début août est à prendre en compte car il apporte un éclairage révélateur sur la relation entre les deux amants ; il s’agit d’une scène déchirante, motivée par l’aveu à Madame Simone de la rencontre de Rochefort, évoquée par celle-ci dans ses mémoires et qui s’est déroulée rue Cassini au cours de laquelle les deux amants se sont affrontés longuement et ont éprouvé, ensuite, si fort leur amour ; en atteste ce passage extrait de la lettre  de Simone en date du 9 août : « Mon amour, mon amour, où étais-tu pendant que je pleurais aussi loin de toi. Je te sentais triste aussi, en proie à la même détresse. Pleurais-tu sur ce petit lit où nous avons été si malheureux tous deux, où nous avons si désespérément éprouvé la force de notre amour … » . Si le motif de cette scène est l’aveu de la rencontre d’Yvonne de Quiévrecourt à  Rochefort, on peut concevoir l’intensité de cette crise qui a vu ces deux êtres, après un temps de désespoir partagé, s’effondrer dans les bras l’un de l’autre. Or la fragilité d’Henri est particulièrement évidente en ce mois d’ août 1913, période de grande crise qui pourrait s’expliquer par le fait qu’amant de Simone depuis un peu plus de deux mois, il vient de revoir Yvonne de Quiévrecourt. c’est auprès de ceux qui lui sont chers qu ‘il demande conseil et notamment à Marguerite Audoux à laquelle il demande « aussi un petit sacrifice : vous me tranquilliseriez en détruisant les lettres que je vous ai envoyées, au mois d’août dernier à propos de mon voyage à Rochefort. Il ne faut pas qu’il soit question de cela maintenant ».

Ainsi il apparaît que la Rencontre ne puisse avoir eu lieu qu’à des dates très proches de la crise, c’est à dire du vendredi 25 au lundi 28 juillet ou du vendredi 1er au lundi 4 août, ce qui éloigne donc de la version de la sœur d’Henri.

C’est à la recherche de cette date que se livre Michèle Jodogne et elle évoque une correspondance de Charles Péguy à Henri  Fournier concernant un prochain pèlerinage à Chartres que les deux amis doivent effectuer ensemble et que Péguy fera seul du vendredi 25 au lundi 28 juillet. Quelle raison a donc poussé Henri Fournier à renoncer à ce pèlerinage si ce n’est « une raison grave – que vous avez comprise » lui écrit-il le 19 août suivant. Si cette raison est le voyage à Rochefort, ainsi pourrait être accréditée la date du vendredi 25 juillet, jour de la Rencontre dans les jardins de l’Amirauté. De plus ce même jour, Henri devait envoyer les secondes épreuves du Grand Meaulnes à son ami Jacques Rivière. Tâche importante occultée pourtant par un événement d’une autre importance.

Enfin Jean Loize, évoqué précédemment, a recueilli ce témoignage de  Marc Rivière, noté mot pour mot par lui :  «  Je les [Henri et Yvonne] revois assis sur un petit banc de bois, dans le jardin entre deux courts de tennis, par un temps radieux qui n’était pas celui du gros été … ». L’expression « temps radieux » a conduit Michèle Jodogne à rechercher des informations sur la situation météorologique de cette fin de semaine et confirmation lui a été apportée par le journal de Pierre Loti, à la date du samedi 26 juillet 1913 : « Rochefort, le merveilleux beau temps d’été, avec le vent d’Est qui vivifie. » Alors que la fin de semaine datée par Isabelle Rivière comme étant celle de la rencontre, c’est à dire du 16 au 19 mai, est marquée par une situation météorologique médiocre avec « des pluies sur presque tout le continent … (…Le thermomètre marquait ce matin […] 12 degrés à Bordeaux » (notes de Michèle Jodogne). Un argument de plus pour mieux accréditer la thèse d’une Rencontre sui se serait bien déroulée entre le 25 et le 28 juillet.

Cette datation nouvelle de la Rencontre prend donc une importance capitale car elle permet de mieux comprendre le douloureux cheminement d’Henri Fournier en ces mois de mai à août 1913. L’image d’Yvonne de Quiévrecourt est réapparue à un moment de sa vie où le passé, toujours vivant, est quelque peu supplanté par l’affirmation d’un amour qui marque chez l’auteur du Grand Meaulnes le passage de l’adolescence à l’âge adulte avec sa cohorte de tourments. Peu à peu la nostalgie du passé s’efface et même si la communication avec Yvonne de Quiévrecourt n’est pas totalement interrompue, l’amour d’Henri et de Simone s’enrichit et s’installe dans la réalité.

Il reste que la Rencontre de Rochefort a fortement perturbé Henri Fournier et son tourment illustre parfaitement «  l’événement capital » qu’a constitué l’émerveillement vécu le 1er juin 1905 sur les marches du Grand Palais. Celui qui a sûrement le mieux cerné son désarroi c’est Jacques Rivière qui, de La Chapelle le 8 août 1913, écrivait à son ami : « Dans l’histoire qui t’arrive, il me semble que de deux choses l’une doit se produire ; ou bien tu resteras tourné vers le passé, et de ce côté il ne peut rien y avoir que de stérile ; ou bien le présent remplacera le passé, le fera oublier ; mais tu ne peux attendre que d’amères joies d’un amour si tardif ». Analyse lucide et implacable qui ne peut qu’aggraver le désarroi de son ami.

 L’étude de Michèle Jodogne est donc déterminante et je me devais de revenir sur cet article rédigé en 1995 et qui depuis s’est teinté d’une coloration nouvelle et importante. L’histoire ne souffre pas des approximations, celle  d’Alain Fournier à Rochefort n’est pas qu’un événement, elle s’enrichit  d’une complexité qui la rend encore plus attachante.

 

En espérant que les lecteurs de Roccafortis trouvent dans cette mise à jour d’ une page d’histoire de leur ville, un intérêt croissant pour Alain-Fournier je vous prie de croire Monsieur,  à mes sentiments dévoués.

Jean-Pierre Galtier   

    

 PS : Il est évident que sur le fond de la Rencontre les informations fournies dans le numéro 16 de votre publication restent le reflet fidèle de ce qui, pendant quelques jours, a été le vécu de ces deux êtres.



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Page créée le 10 décembre 2003

Page mise à jour le 10 décembre 2003


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