Henri Fournier et Augustin Meaulnes

à Bourges

 

 

  

Il y a trois ans, à l’occasion des Rencontres des maisons d’écrivains à Bourges, qui étaient, cette fois, des rencontres européennes, avec des responsables venus de seize pays d’Europe, j’ai participé à une intéressante visite littéraire de la vieille ville organisée par l’Office de tourisme : devant la cathédrale, devant chaque monument, on s’arrêtait pour écouter des textes de Mérimée ou de Stendhal. J’avais beaucoup apprécié ces lectures, mais je m’étais étonné de ne pas voir citer du tout Alain-Fournier ni Le Grand Meaulnes. La réponse avait été immédiate : “Oh! vous savez, il n’a pas écrit grand chose sur Bourges”. Je vais tenter aujourd’hui de vous donner un point de vue différent ; car je crois que la place de Bourges est loin d’être négligeable dans la vie et l’oeuvre d’Alain-Fournier.

 

Il est vrai qu’Henri, le petit écolier d’Épineuil-le-Fleuriel, quand il rejoignait pour les vacances la maison des ses grands-parents, sa maison natale, à La Chapelle-d’Angillon ne faisait qu’une brève étape, entre deux trains, dans le chef-lieu du Cher. Et le  “paysan” qu’il affirmait être alors, et qu’il resta au sommet de sa gloire, ne semblait guère passionné par l’histoire, par les monuments et par le patrimoine prestigieux de cette ville. Pourtant, pourtant... voyez comme il parle de la statue de Jacques Cœur. Marie-Anne Rivière va nous lire une lettre d’Alain-Fournier à son ami René Bichet, qu’il appelait le Petit B : elle date de l’été 1906, Henri est en vacances à La Chapelle-d’Angillon, il va avoir vingt ans :

 

« Mon père est avec Pedro Antonio de Aguilera dans les rues de Bourges,

où « la chaleur sort des pavés » (expression d’ici et peut-être d’ailleurs).

Ils vont visiter la Cathédrale

et passer devant la statue de Jacques Coeur vidant un sac d’écus.

Elle est sur une petite place où donne le palais Jacques Coeur

et un jardinet de photographe avec son étalage.

Autrefois, j’ai entendu raconter son inauguration

qui fut un spectacle si émouvant et si extraordinaire

pour tous ceux qui sont venus de tous les pays.

« Il y avait du monde jusque… »

À cinq ans, en me promenant à Bourges,

j’étais très ému d’être sûr qu’elle était là,

mais j’étais trop petit et trop distrait pour l’avoir remarquée.

Je l’ai vue pour la première fois en revenant au lycée,

derrière la charrette de football :

petite place ; grille comme à une tombe, herbe, étalage du photographe.”

 

Deux brefs commentaires sur ce texte : Pedro Antonio de Aguilera, c’est un de ses camarades de cagne à Lakanal, venu du lointain Panama, qu’il a fait inviter en Berry par ses parents pour les vacances. Et puis notons le don d’observation du lycéen attentif, qui se révèle aussi comme un sportif ; il le restera à Paris, puisqu’il fut l’un des fondateurs en 1913 du “Club sportif de la Jeunesse littéraire”, qui comptait dans ses rangs Jacques Rivière, Jean Giraudoux, Pierre Mac Orlan, Gaston Gallimard. Ce club, il l’avait baptisé les “Stuart”, évidemment à cause des illustres seigneurs d’Aubigny-sur-Nère.

 

Voilà donc en effet le lycée de Bourges qui entre dans la vie d’Henri Fournier à seize ans : après quatre ans et demi d’internat à Paris puis à Brest, il choisit de finir sa scolarité à Bourges. Oh! il n’a passé que six mois au vieux lycée de la place Cujas, six mois, de janvier à juillet 1903, comme interne encore, pour y préparer le baccalauréat de philosophie. Mais on n’a conservé aucune lettre de lui datant de cette période. Tout juste une photo, datant sans doute des vacances de Mardi gras (indûment prolongées le 27 ou 28 février, précise Jean Loize) : il y figure, coiffé d’un drôle de chapeau melon, aux côtés de son camarade Léon Chauveau - une photo peut-être prise par Charles Dumarçay ; c’était au cours d’une escapade à Crézancy-en-Sancerre, non loin de Mennetou-Ratel, le domicile de ses parents. Ces deux compagnons de fugue semblent avoir d’ailleurs complètement disparu de sa vie, par la suite.

 

Disons tout de suite qu’il n’a pas gardé un bon souvenir de l’établissement : c’est le moins qu’on puisse dire ; il a même vigoureusement dénoncé les conditions d’internat de l’époque :

 

“quand je dis lycée, je pense à Bourges où les draps étaient aussi puants

que les plus puants de la caserne”.

 

C’est ce qu’il écrira, trois ans plus tard à son nouvel ami, Jacques Rivière. Plus tard, il se moquait un peu auprès de ses parents de l’accent du proviseur ; il ne semble pas avoir été non plus très sensible à la belle architecture classique de l’ancien collège des Jésuites et aux hommes illustres qu’elle avait abrités : en tous cas il n’en a jamais parlé. Le Lycée ne lui en a pas gardé rancune, puisqu’à l’instigation d’Henri Gillet, il prit son nom en 1937, bien avant d’être déplacé ici-même.

 

Bourges a certainement compté dans la vie d’Alain-Fournier, qui y est souvent revenu au cours de ses vacances : il suffit pour s’en convaincre de relire la lettre qu’il écrivait à Jacques Rivière, le 23 septembre 1905 : il a presque dix-neuf ans et il rentre d’Angleterre, où il vient de passer deux mois et demi dans une banlieue de Londres, à la Factory Sanderson : c’était une manufacture de papiers peints, qui existe encore aujourd’hui ; car Henri Fournier est un étudiant pauvre qui travaille pour payer son séjour linguistique.

 

« J’ai retrouvé la France à Bourges,

 vers trois heures de l’après-midi.

J’avais deux heures à attendre.

J’ai mangé de la galette à la Pâtisserie de l’avenue de la Gare ,

tout près de chez « Lavex, chaussures en tous genres ».

C’était une après-midi calme de Dimanche, en définitive,

sous un grand soleil chaud comme l’Été,

doux comme le Printemps.

J’ai pris à droite un boulevard désert où,

d’un côté sont tous les jardins de Bourges.

C’était tout vert,

plein d’allées sous les branches et les fruits.

Les bancs étaient poussiéreux.

La ville montait jusqu’au lycée, jusqu’à la cathédrale.

A la musique, il y avait eu mes amoureuses

du temps où j’étais un potache sur ces pavés.

À présent, elles se promenaient,

l’une avec une ombrelle blanche,

l’autre avec des yeux bleus... Où ?...

Un homme, deux hommes sont passés

avec un panier de pêches...

Mon cœur débordait trop

pour qu’il n’en reste pas une poésie. »

 

Peu de villes peuvent se targuer d’un tel élan d’amour de la part d’un adolescent qui commence à écrire des poèmes, après la Rencontre du Grand Palais, le 1er juin 1905, quelques mois plus tôt, où il a eu l’illumination de la belle jeune fille croisée en descendant l’escalier de pierre, celle dont il fera l’héroïne de son roman, Yvonne de Galais.

Il faudrait d’ailleurs noter que plusieurs phrases de cette lettre seront reprises dans Le Grand Meaulnes. Car sa correspondance, surtout avec Jacques Rivière, va désormais être pour lui une sorte d’atelier d’écriture où il découvrira peu à peu dans le dialogue avec ses amis, les thèmes de son roman, et son style si fluide et si poétique.

 

Mais Bourges sera aussi pour lui la ville de la souffrance : sa liaison à Paris avec Jeanne Bruneau, une jeune modiste originaire de Bourges sera tumultueuse et se terminera par une rupture douloureuse ; en 1911, il tentera en vain de se réconcilier avec elle en venant la voir à Bourges. Il écrit le 16 février à son ami Bichet :

 

“J’ai quitté Jeanne il y a huit jours, sans brusquerie, avec amitié,

mais dans un sursaut de jeunesse, qui était peut-être un sursaut de pureté.

Depuis ce temps, je marche à travers la ville, comme un jeune dieu.

Jusqu’à quand ?”

 

Et c’est à peu près l’histoire de cette relation orageuse et décevante qu’il transposera dans son roman, avec le personnage de Valentine Blondeau, la fiancée de Frantz, elle aussi de Bourges. Et c’est ce dont je vais vous parler maintenant.

 

 

 

 

Augustin Meaulnes à Bourges

 

Je vous ai montré que la vision de Bourges que pouvait avoir Henri Fournier, même si elle n’était pas capitale dans sa vie et dans ses souvenirs, était cependant très loin d’être morose. Alors pourquoi Alain-Fournier en a-t-il présenté, à la fin de la Troisième Partie de son livre un visage si sombre, si trouble, si “souillé”, pour employer ses propres termes ? D’autant que c’est le seul nom de lieu - avec Paris, bien sûr - qui soit authentique, ni transposé ni travesti. Mystères des choix d’un romancier ! Ce serait une gageure que de vouloir les déchiffrer : ce n’est sans doute pas sans raison que Jean-Gabriel Albicocco, dans le film que nous allons voir tout à l’heure ne donne pas la moindre image de la ville. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il a censuré cet épisode si amer, si déroutant, mais enfin... Je laisse donc notre lectrice vous faire redécouvrir ce extrait si souvent méconnu, si rarement commenté du Grand Meaulnes. Il s’agit de la fin du chapitre XV et du début du chapitre XVI, intitulés justement “Le Secret”.

 


Chapitre XV. Le Secret (suite)

 

Rentré à la Ferté-d'Angillon, Meaulnes écrivait à Valentine,

en apparence pour lui affirmer sa résolution de ne jamais la revoir

et lui en donner des raisons précises, mais en réalité, peut-être, pour qu'elle lui répondît.

Dans une de ces lettres, il lui demandait ce que, dans son désarroi, il n'avait pas même songé d'abord à lui demander : savait-elle où se trouvait le Domaine tant cherché ? Dans une autre, il la suppliait de se réconcilier avec Frantz de Galais. Lui-même se chargeait de le retrouver... Toutes les lettres. dont je voyais les brouillons n'avaient pas dû être envoyées. Mais il avait dû écrire deux ou trois fois, sans jamais obtenir de réponse. Ç'avait été pour lui une période de combats affreux et misérables, dans un isolement absolu. L'espoir de revoir jamais Yvonne de Galais s'étant complètement évanoui, il avait dû peu à peu sentir sa grande résolution faiblir. Et d'après les pages qui vont suivre - les dernières de son journal - j'imagine qu'il dut, un beau matin du début des vacances, louer une bicyclette pour aller à Bourges, visiter la cathédrale.

            Il était parti à la première heure, par la belle route droite entre les bois, inventant en chemin mille prétextes à se présenter dignement, sans demander une réconciliation,

devant celle qu'il avait chassée.

            Les quatre dernières pages, que j'ai pu reconstituer, racontaient ce voyage

et cette dernière faute...

 

 

Chapitre XVI. Le Secret (fin)

 

 

            25 août - De l'autre côté de Bourges, à l'extrémité des nouveaux faubourgs, il découvrit, après avoir longtemps cherché, la maison de Valentine Blondeau.

Une femme - la mère de Valentine - sur le pas de la porte, semblait l'attendre. C'était une bonne figure de ménagère, lourde, fripée, mais belle encore. Elle le regardait venir avec curiosité, et lorsqu'il lui demanda :  « si Mlles Blondeau étaient ici », elle lui expliqua doucement, avec bienveillance, qu'elles étaient rentrées à Paris depuis le 15 août.

« Elles m'ont défendu de dire où elles allaient, ajouta-t-elle,

mais en écrivant à leur ancienne adresse on fera suivre leurs lettres. »

            En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la main, à travers le jardinet, il pensait :

« Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est moi qui l'ai forcée à cela.

             « Je deviendrai certainement une fille perdue », disait-elle. Et c'est moi qui l'ai jetée là ! C'est moi qui ai perdu la fiancée de Frantz ! »

            Et tout bas il se répétait avec folie :  « Tant mieux ! Tant mieux ! » avec la certitude que c'était bien « tant pis » au contraire et que, sous les yeux de cette femme, avant d'arriver à la grille il allait buter des deux pieds et tomber sur les genoux.

 

            Il ne pensa pas à déjeuner et s'arrêta dans un café où il écrivit longuement à Valentine, rien que pour crier, pour se délivrer du cri désespéré qui l'étouffait.

            Sa lettre répétait indéfiniment : « Vous avez pu ! Vous avez pu ! ... Vous avez pu vous résigner à cela ! Vous avez pu vous perdre ainsi ! »

            Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux racontait bruyamment une histoire de femme qu'on entendait par bribes : « ... Je lui ai dit... Vous devez bien me connaître... Je fais la partie avec votre mari tous les soirs ! » Les autres riaient et, détournant la tête, crachaient derrière les banquettes. Hâve et poussiéreux, Meaulnes les regardait comme un mendiant.

Il les imagina tenant Valentine sur leurs genoux.

 

            Longtemps, à bicyclette, il erra autour de la cathédrale, se disant obscurément :

« En somme, c'est pour la cathédrale que j'étais venu. »

Au bout de toutes les rues, sur la place déserte, on la voyait monter énorme et indifférente. Ces rues étaient étroites et souillées comme les ruelles qui entourent les églises de village. Il y avait çà et là l'enseigne d'une maison louche, une lanterne rouge... Meaulnes sentait sa douleur perdue, dans ce quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme aux anciens âges, sous les arcs-boutants de la cathédrale. Il lui venait une crainte de paysan, une répulsion pour cette église de la ville, où tous les vices sont sculptés dans des cachettes, qui est bâtie entre les mauvais lieux et qui n'a pas de remède pour les plus pures douleurs d'amour.

            Deux filles vinrent à passer, se tenant par la taille et le regardant effrontément. Par dégoût ou par jeu, pour se venger de son amour ou pour l'abîmer, Meaulnes les suivit lentement à bicyclette et l'une d'elles, une misérable fille dont les rares cheveux blonds étaient tirés en arrière par un faux chignon, lui donna rendez-vous pour six heures

au jardin de l'Archevêché, le jardin où Frantz, dans une de ses lettres, donnait rendez-vous à la pauvre Valentine.

            Il ne dit pas non, sachant qu'à cette heure il aurait depuis longtemps quitté la ville. Et de sa fenêtre basse, dans la rue en pente, elle resta longtemps à lui faire des signes vagues.

            Il avait hâte de reprendre son chemin.

            Avant de partir, il ne put résister au morne désir de passer une dernière fois devant la maison de Valentine. Il regarda de tous ses yeux et put faire provision de tristesse. C'était une des dernières maisons du faubourg et la rue devenait une route à partir de cet endroit... En face, une sorte de terrain vague formait comme une petite place. Il n'y avait personne aux fenêtres, ni dans la cour, nulle part. Seule, le long d'un mur, traînant deux gamins en guenilles, une sale fille poudrée passa.

            C'est là que l'enfance de Valentine s'était écoulée, là qu'elle avait commencé à regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle avait travaillé, cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz était passé pour la voir, lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y avait plus rien, rien... La triste soirée durait et Meaulnes savait seulement que quelque part, perdue, durant ce même après-midi, Valentine regardait passer dans son souvenir cette place morne où jamais elle ne viendrait plus.

 

            Le long voyage, qu'il lui restait à faire pour rentrer devait être son dernier recours contre sa peine, sa dernière distraction forcée avant de s'y enfoncer tout entier.

            Il partit. Aux environs de la route, dans la vallée, de délicieuses maisons fermières, entre les arbres, au bord de l'eau, montraient leurs pignons pointus garnis de treillis verts. Sans doute, là-bas, sur les pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On imaginait, là-bas, des âmes, de belles âmes...

            Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n'existait plus qu'un seul amour, cet amour mal satisfait qu'on venait de souffleter si cruellement, et la jeune fille entre toutes qu'il eût dû protéger, sauvegarder, était justement celle-là qu'il venait d'envoyer à sa perte.

 

 

Comme nous sommes loin de la paisible école de Sainte-Agathe, du tourbillon merveilleux de la Fête étrange, de la Rencontre au bord de l’étang et du beau Domaine mystérieux ! Quelle amertume, quel désenchantement ! Soulignons les mots si nombreux qui expriment ce “désarroi”, cette “répulsion” : “combats affreux et misérables, isolement absolu, faute, cri désespéré, rues souillées, quartier vicieux, douleurs d’amour, sale fille poudrée, place morne”. La ville, dans le regard de ce jeune paysan au cœur pur, se voit ainsi chargée de toutes les souillures, comme si elle cristallisait la déception cruelle, l’horreur même que lui inflige Valentine. Il en est de même d’ailleurs pour Paris dans le chapitre XII de la Deuxième Partie “Les trois lettres de Meaulnes”.

 

Ces deux chapitres sont d’ailleurs peut-être les deux épisodes les moins romancés du livre, même si Bourges n’a que très épisodiquement représenté pour Alain-Fournier, la ville pervertie ; en tous cas bien moins que Paris où il fut souvent malheureux. Lui-même ne déclarait-il pas avoir haï Paris “d’une haine de paysan” ? Tout en affirmant aussitôt s’y être émerveillé, et caressant même le projet d’en faire le cadre d’un prochain roman. Ce sentiment de répulsion devant la ville alternant avec l’enthousiasme est révélateur des contradictions internes d’Henri Fournier ; mais ne connaissons-nous pas nous-mêmes ces contradictions ?

 

Écoutons encore Henri Fournier écrire à Jacques Rivière, de Paris, le 4 avril 1910 :

 

“Il y a ainsi des moments où je ne puis plus endurer la ville, ni le monde...

Une horreur me saisit comme au jour de ma mort :

je serai jeté au cœur d’un pays que je ne connaîtrai pas,

avec la certitude que mon amour n’y est pas,

ce sera l’enfer ou le paradis, je ne sais pas,

mais je commencerai avec une fatigue odieuse et un dégoût sans nom

à dévisager désespérément tous ceux qui passeront.

(...) A ce moment je lève la tête et j’aperçois dans la tombée de la nuit

une boule bleue, ou verte ou blanche, on ne sait pas

tant cette couleur est pure.”

 

 

Pour en revenir à Bourges, le vieux centre de la ville a bien changé depuis le début du XXe siècle, et l’urbanisme actuel a repoussé beaucoup plus loin les “nouveaux faubourgs”, où l’on pourrait rencontrer bien d’autres “Valentines”. Mais en réalité, le quartier de la cathédrale n’a jamais eu l’aspect “vicieux” que l’auteur du Grand Meaulnes lui assigne. Usant ici encore de son droit de transposition, Alain-Fournier évoque en fait, d’après ce que m’en a dit Jean-Yves Ribault, un autre quartier de Bourges, celui des rues Mirebeau et Sous-les-ceps, tout près de son ancien lycée, donc. Et l’adolescent de 1903 pouvait en effet y voir quelques “maisons louches” signalées par une “lanterne rouge” : sans doute en fut-il troublé dans l’idée qu’il se faisait de l’amour. Gardons-nous toutefois de trop faire du roman une autobiographie déguisée.

 

 

 

La fin de la jeunesse

 

Tant de critiques, tant d’écrivains, et non des moindres, Gide ou Montherlant par exemple, n’ont retenu - et encore avec une certaine condescendance - que la première et la deuxième parties du roman, douces et merveilleuses, comme s’ils avaient peur de la face tragique de la troisième. Beaucoup de lecteurs du roman, surtout les plus jeunes, mais aussi un certain nombre de femmes s’avouent déconcertés par la tournure que prend le récit après le départ de Meaulnes pour Paris, qui se situe à peu près à la moitié du livre. Et c’est vrai que les chapitres XI -“Je trahis” - et XII -“Les trois lettres de Meaulnes” - marquent une rupture profonde et définitive, pour le jeune héros bien sûr, mais presque autant pour le trop discret compagnon qui vient de trahir le secret de la Fête étrange et demeure désemparé.

 

Moi-même, je dois le dire, j’ai mis du temps à entrer dans cette seconde partie, si déroutante, du roman, où les échecs, les drames s’accumulent. Pourquoi Alain-Fournier a-t-il placé ce chapitre à la toute fin du roman, lui donnant sans doute ainsi une signification très forte, comme une conclusion de ce “journal secret” de Meaulnes qui devient sa “confession” ? Car l’épilogue n’est, me semble-t-il, qu’une sorte d’appendice, qui marque une nouvelle fuite en avant du héros, tandis que le narrateur retourne à sa solitude. Dans les nombreuses et diverses thèses parues sur Le Grand Meaulnes, je n’ai jamais trouvé de réponse à cette question.

 

Je pense qu’il s’agit, pour l’auteur, d’annoncer à ses lecteurs qu’il y a un autre versant de la vie : après l’enfance trop douce, trop simple du petit villageois, un moment emportée dans cette grande rafale de la Belle aventure, nous voilà ramenés au trottoir parisien, aux douloureuses incertitudes de l’adolescence, à la réalité sordide d’un amour douteux, au poids de la faute, à l’inaptitude au bonheur. Écoutons encore cette lettre déchirante d’Henri à Jacques, écrite en juillet 1909, un mois avant son mariage avec sa sœur :

 

“Il n’y aura pour moi que ce retour frissonnant, sans personne,

à la fin du merveilleux septembre de cette année, tant attendu.

Il n’y aura pas pour moi tant de bonheur.”

 

Aujourd’hui je suis de plus en plus convaincu de l’importance capitale de cette dernière étape, de l’errance d’Augustin Meaulnes, d’abord parce que je crois qu’elle reflète le visage de son auteur qui jugeait son héros - et sans doute lui-même : il l’avoue ailleurs - comme “un grand ange cruel”, en même temps qu’il se montre si proche de nous, dans ses contradictions. Je suis tout aussi persuadé de son importance pour notre société, si bêtement affamée de jeunisme, alors que, dans le même temps, elle abandonne ses adolescents à leurs doutes, à leur désespoir et à leur violence.

 

En 1930, Claude Aveline, dans la très belle préface qu’il avait écrite, à la demande d’Isabelle Rivière pour la première édition des Lettres au Petit B., avait parlé de  “La Fin de la jeunesse”. Reprenant le mot d’Alain-Fournier lui-même, qui avait songé à intituler ainsi l’un de ses futurs livres. Il m’apparaît que c’est cela l’ultime message du Grand Meaulnes : les jeunes écoliers aventureux et idéalistes doivent apprendre, l’âge venant, la dure leçon de la vie. Ils doivent faire “prendre terre” à leur rêve, sans pour cela l’abandonner. C’est ce qu’Alain-Fournier, à l’époque où il écrivait son roman, apprenait longuement de ses deux amis, ses aînés, Marguerite Audoux et Charles Péguy qui, eux non plus, n’avaient pas été épargnés par la vie.

 

Oui, je crois à la modernité du Grand Meaulnes, roman d’un adolescent centenaire ; et je me désole qu’il soit aujourd’hui délaissé par certains professeurs qui me semblent ressasser des idées toutes faites : ce serait un livre “décalé”, qui sent l’encre violette ou est trop fleuri de beaux sentiments. Or, moi , je constate, par les lettres que je reçois, ou sur le forum du site Internet <legrandmeaulnes.com>, l’intérêt de tant de jeunes d’aujourd’hui pour la Belle Aventure de Meaulnes ; même s’il s’agit un peu trop souvent d’un appétit d’anecdotes ou de réponses à des “quiz” Quel beau travail d’éveil à leurs questions de futurs adultes, il y aurait à mener !

 

J’ai revu, l’autre soir, A l’est d’Eden, le film d’Elia Kazan, d’après le roman de John Steinbeck, qui fut un film culte il y a cinquante ans, avec James Dean : la révolte de Cal, l’adolescent incompris de son père, peut paraître aujourd’hui tout aussi décalée que l’aventure de Meaulnes. Et pourtant, quel message il nous livre sur la fin de la jeunesse !

 

Un autre exemple cinématographique plus récent : L’Esquive. Qui eut pu croire que Le Jeu de l’amour et du hasard allait enchanter la vie de gamins de la cité des Francs-Moisins à Saint-Denis ? Eh! bien un jeune réalisateur d’origine algérienne a eu l’audace et l’imagination de nous montrer - et avec quel talent ! - comment des jeunes peuvent s’approprier aujourd’hui le théâtre de Marivaux et en vivre.

 

Vous allez voir tout à l’heure le film d’Albicocco : je ne voudrais pas gâcher votre plaisir ; mais je vous avouerai que je n’aime guère ce film, car je trouve qu’il a trop éludé justement cette errance et cette souffrance d’Augustin Meaulnes. Espérons que le nouveau film qu’est en train de tourner Jean-Daniel Verhaeghe saura mieux rendre compte de ce moment tragique, mais si prometteur qu’est l’adolescence.

 

 

 

Michel Baranger

8 octobre 2005




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Page mise à jour le 10 decembre 2005




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