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Alain-Fournier et ses jeunes lecteurs


L’un des tout premiers lecteurs du Grand Meaulnes fut un des jeunes cousins de Jacques Rivière, ami et beau-frère d’Henri Alain-Fournier. Il avait quinze ans et s’appelait André F. Esprit original et doué d’un sens critique aigu, il n’entendait pas se montrer inférieur à ses grands cousins qui l’avaient sans doute traité encore un peu comme un enfant, pendant les vacances de l’été 1913 qu’ils avaient passées ensemble dans la maison familiale de Cenon, près de Bordeaux.

Ayant commencé à lire le roman, publié d’abord en livraisons mensuelles dans La Nouvelle Revue Française, il en avait achevé la lecture quand l’ouvrage parut chez Émile-Paul au début de novembre 1913. André, qui avait rencontré plusieurs fois Henri au Domaine de Saint Victor, à Cenon, lui fait part avec beaucoup de spontanéité et d’intelligence de ses remarques personnelles, qui pourraient encore être celles d’un adolescent d’aujourd’hui.


Bordeaux, 3 décembre 1913

Après un long retard, je me décide à vous écrire au sujet de Meaulnes, dont j’ai lu la fin dans le livre que vous nous avez si aimablement envoyé. Ne vous moquez pas trop de moi, de ce que j’ai eu l’audace de porter un jugement sur votre oeuvre, et ayez l’extrême bonté de lire ma lettre jusqu’au bout, malgré toutes les suffocations qu’elle pourra vous procurer.

Tout d’abord votre livre présente de nombreuses qualités : il est attachant d’une façon extraordinaire ; il y a des choses très bien peintes, telles que la vie d’école et les commères du village. Mais d’autre part on y voit certains défauts qui doivent assurément vous être chers ainsi qu’à Isabelle : vous êtes trop anglais. Par cela j’entends : 1°) que toute votre intrigue est beaucoup trop invraisemblable de la façon mystérieuse et angoissante dont vous la présentez ; 2°) le héros de la pièce n’est pas à mon goût : vous lui donnez un mauvais rôle. Lui auquel on s’attachait passionnément au début finit par nous révolter par son manque d’à-propos, si je peux dire, car il arrive toujours trop tard. Pourquoi Seurel, le soir du mariage de Meaulnes, ne dit-il pas à Frantz ce que la tante Moinel lui a appris ? Pourquoi Meaulnes, lorsqu’il apprend que Valentine est la fiancée de Frantz, la renvoie-t-il ? Si j’avais été lui, je l’aurais laissée dans l’ignorance et cherché Frantz pour la lui rendre. En remontant en arrière, pourquoi Frantz et le bohémien attaquent-ils la maison d’école ? A propos de quoi ? Enfin pourquoi terminer par cette impression de tristesse infinie et cette mélancolie désabusée de la vie que l’on ressent à la fin d’un cauchemar ? La dernière phrase a l’air de dire : la suite au prochain numéro.

Quant aux personnages, Millie est ravalée à un rang de domestique et sert de risée. Mr. Seurel est bien naïf et bien puéril quoique maître d’école. Meaulnes, je vous l’ai déjà dit, est à côté de son chemin, tant pour la moralité des actes que des pensées. Valentine est bien extraordinaire : pourquoi refuse-t-elle ce mari ? parce qu’elle a peur d’être heureuse !! Drôle de sentiment! à moins qu’elle n’aime pas Frantz ; et alors pourquoi revient-elle avec lui à la fin du roman ? Frantz, lui aussi, est bizarre. S’il est si désespéré que cela de la vie, pourquoi ne cherche-t-il pas à se suicider encore ? A mon avis, on est désespéré ou on ne l’est pas.

En dehors du sujet, la suite des idées est bien conduite ; le style très vif, très alerte, très attachant et très pur. Mais la moralité est douteuse : Meaulnes est loin d’être parfait au point de vue moral, Frantz reçoit sa fiancée, mais comment l’a-t-il méritée ? lui qui a découragé et ruiné son père, brisé la vie de sa soeur et de son beau-frère, lui qui mène une vie pas des plus honnêtes.

Mon cher Henri, veuillez excuser le désordre de ma lettre et croire que ce que je vous ai dit n’est pas ce que j’ai entendu dire, mais bien ce que je sens ; si je vous l’ai dit avec franchise, c’est que je désirais bien que vous me répondiez et que vous vous expliquiez sur les questions si nombreuses que je vous ai posées. Veuillez croire à ma grande amitié.

Votre presque cousin André

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Alain-Fournier, qui envisageait déjà « une édition à l’usage de la jeunesse » où le dénouement aurait été modifié, prend la peine de répondre aussitôt à son jeune correspondant. Cette lettre dont on n’a retrouvé qu’un brouillon incomplet et raturé exprime, mieux que de longs discours, le propos et l’art du romancier.


Décembre 1913

Mon cher André,

Je vous réponds dès ce matin, avant de me replonger dans la correspondance où je suis plongé et qui m’empêcherait de vous répondre jamais.

Mon cher ami, je n’ai pas pensé à faire un livre de morale. J’ai voulu faire un livre vivant. J’ajoute que je ne le crois pas immoral. Je n’ai pas voulu faire des personnages moraux ni sympathiques ; j’ai d’abord pensé à les faire vivants. Si je voulais peindre André F., par exemple, je le montrerais quittant le tennis en boudant parce qu’on s’est aperçu qu’il trichait, poussant des cris de paon à table parce qu’on ne s’occupe pas de lui, donnant des coups de pied aux vieilles tantes, etc. Ce serait un personnage vivant, qui ne ressemblerait pas aux petits héros en sucre des contes moraux, et qui ne serait tout de même pas antipathique.

Ce que font mes héros vous étonne. Vous dites : moi, André F. j’aurais fait ceci ; il aurait été si simple de faire cela. Moi qui suis raisonnable, qui connais toute l’aventure et qui examine tout cela du coin de mon feu, je n’aurais pas été si sot. Mais 1°) mes héros sont lancés dans une aventure qui est plus forte qu’eux, dans une intrigue dont ils ne connaissent pas comme vous tous les fils, et ils se débrouillent comme ils peuvent ; 2°) leurs actes qui étonnent André F. parce qu’il est André F., ils les ont commis parce qu’ils ne sont pas André F, parce qu’ils sont François Seurel, qui est timide, Frantz de Galais, qui est fantasque, comédien et désespéré, etc.

Prenons la question qui vous a paru devoir le plus m’embarrasser. Pourquoi François n’a-t-il pas dit le soir des noces à (Frantz) que la tante Moinel lui avait donné des indications sur l’endroit ... (où se trouvait Valentine) ? Mais parce qu’il est François, parce qu’il est hésitant, timide, parce qu’il veut renvoyer (Frantz) le plus vite possible, parce que pour lui il n’y a qu’une ... (chose qui compte) : le bonheur d’Yvonne et de Meaulnes. Et surtout parce qu’il ne l’a pas dit dès le moment où il l’a appris, sentant qu’il valait mieux taire cette autre histoire. Et il continue à se taire. Il a tort, mais je ne vous ai pas dit que c’était sage. Et puis il n’aime pas Frantz, au fait ; il l’a toujours vu tout gâter par ses folies. Et puis tout de même, au contact de Frantz et de Meaulnes, il a pris, lui aussi, le goût des ... (aventures) un peu théâtrales, et il croit tout arranger en prenant tout sur lui, sans explication, en renvoyant le plus vite possible Frantz, et en ne disant rien à Meaulnes de tout cela.

C’est dans les livres que l’on trouve une raison bien simple, bien nette, bien unique à un acte. Dans la réalité, mille raisons vous déterminent, mille particularités de caractère, mille circonstances extérieures. Combien de fois vous êtes-vous dit : “Mais pourquoi ai-je fait cela, mon Dieu ?” en vous arrachant les cheveux. Pourquoi avez-vous gâté toute une soirée où j’avais joué au tennis avec vous, par un moment de mauvaise humeur et par l’entêtement que vous avez mis à vouloir avoir raison ? Pourquoi ?

J’ai assez marqué ce mécanisme-là ailleurs pour qu’on me fasse crédit ici.


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